THIS (TOO) SHALL (NOT) PASS
by Alix Desaubliaux
Âcre spectre
Fabriqué de toutes pièces, conçu dans ses moindres assemblages moléculaires, le plastique ne se décompose pas. Il absorbe, fusionne, conserve jalousement en son sein ce qui aura servi à le forger. A partir de 125 degrés Celsius, il fond, et perd sa forme. C’est la puissance de sa malléabilité. La flamme nue d’un briquet brûle le plastique et une fumée nauséabonde et noire se dégage de la combustion. Exclue du mélange alchimique, elle dépose sa trace noire et amère sur la peau de la main de celui ou de celle qui opère. L’odeur qui monte aux narines est âcre. Tout dans son analyse appelle à la toxicité. Reniflée en quantité, elle fait tourner la tête et…
C’est le noir. Le ronflement d’un moteur se fait entendre. Celui d’un ventilateur d’ordinateur. La lumière crève l’écran. Les tentacules colorés percent l’obscurité et l’écran de veille émerge sur la peau noire et mate du moniteur, invoquée depuis les abysses des années 2000. Voilà comment commence Inner Feels : Everything Flows, dernière vidéo de Carin Klonowski.
Le Balrog à la mine
Les œuvres de l’artiste incarnent des questions schrodinguesques, comme en témoigne le titre de l’exposition qui reprend l’adage persan « this too shall pass ». Les parenthèses (too) et (not) transforment l’affirmation en potentialité négative. Habituellement, lorsqu’une portion d’une phrase est mise en marge par des parenthèses, cela sert à éclairer son contenu. Ici, cela remet en jeu son sens. Ce paradoxe artificiel rend complice son·sa lecteur·ice. Ici, les choses ne sont pas ce qu’elles sont. Ne sont pas uniquement ce qu’elles sont. Ne sont pas ce qu’elles ont l’air d’être. Ou bien le sont peut-être beaucoup trop, ou tout à la fois. Les pièces sont autant matérielles que virtuelles, aussi solides que fluides, à l’image des cristaux liquides des écrans désormais obsolètes dont il est question à plusieurs reprises dans le travail de Carin Klonowski. Les éléments du monde virtuel d’Inner Feels : Everything Flows ont transgressé la frontière qui sépare leur monde numérique du nôtre. Mais est-ce le jeu qui est dehors ou nous qui sommes dedans ?
L’énergie lumineuse et électrique anime les squelettes de plastique et d’acier des écrans d’ordinateur. Elle n’est pas si éloignée des flux continus d’une économie capitaliste mondiale, qui modèlent une vérité et qui dépassent l’état matériel des choses. Le monde tangible est érodé par la post-vérité, l’ère où la réalité et le sens des choses est désormais à l’état gazeux. Les artefacts de notre société, les traces de notre passage sur terre, nos « sauvegardes » ne sont finalement guère plus que des particules dans le vent. Un laser a marqué de manière indélébile du texte dans les écrans qui normalement ne font que l’afficher. Plus de retour en arrière possible. La surface, à nos yeux abimée, est désormais ornée des problématiques intimes des ordinateurs et de leurs écrans, condamnés à exister de la sorte à tout jamais. L’immortalité devient un piège.
Turm-oil
Notre corps est doté du superpouvoir de se décomposer. A l’inverse, la matière artificielle qui dégouline dans des vallées-décharges, dans des crevasses-trash-dump, dans des paysages radioactifs façonnés par nos rebuts, nos rejets, représente la triste réalité de ce qui n’a pas réussi à suivre la vitesse frénétique de la fièvre consumériste humaine, organique comme technologique. « Drill baby, drill », annonce une des pièces de l’artiste, reprenant la phrase que Donald Trump brandit pour proclamer sa politique pro-pétrolière. Dans le film comme dans la galerie, les paysages s’apparentant un no man’s land d’immondices technologique sont en réalité le berceau de la nécropolitique du monde, la preuve irréfutable que l’humanité est capable de traiter les êtres humains de la même manière qu’elle le fait de ses déchets. « Once mourned, now mined », dit un autre écran : tout sera exploité et miné par les énormes foreuses capitalistes, colonialistes et patriarcales, même la mort.
Ce qui passera (ou pas), c’est également ce qui sera miné, rejeté ou assimilé. Mais ces rejets artificiels que nous pensons profondément différents de nous nous pénètrent et nous les absorbons malgré nous. Le plastique, grâce à son immuabilité, pénètre notre corps fragile, notre corps mou, notre corps bio-dégradable, micro-plastique par micro-plastique. Le rapport à la bio-dégradation est inversé. Le plastique s’adapte, et les corps compostables des vivants sont rejetés par le néo-libéralisme. Ce sont les corps des non-assimilables par le système, qu’ils soient humains ou non-humains, qui se décomposent et retournent nourrir le sol. Ceux sont eux, les dispensables du capitalisme, qui attendent leur tour pour se transformer en matière carbonique, en pétrole, et in fine en de nouvelles matières plastiques, dans une ultime tentative de résister à la disparition totale. Même si ces corps tentent de résister à cette carbo-politique, en essayant de s’y opposer ou de fuir, ils finissent par nourrir et alimenter cette grande machine pétrolière.
Allô j’existe
Les flux qui animent ces machines électroniques sont également ceux qui les épuisent. Ce sont les flux de l’électricité, mais aussi du sens, du capital, de l’économie, de la surconsommation. Ce qui passe à travers un écran l’épuise, le grignote, le consume jusqu’à ce que nous soyons forcé·e·s de le jeter, insatisfait·e·s de ses performances désormais caduques.
Carin Klonowski ludifie notre consommation frénétique d’objets électroniques, de compagnons de plastique et de métaux. Bien que quasiment indestructibles, leur durée de vie fonctionnelle est plus courte que la nôtre et ils finissent au rebut avant que terminions notre pourtant courte vie d’être vivant. L’obsolescence des objets techniques et sa vision, ou sa conscientisation (que la société nous permet de maintenir à distance en nous abreuvant continuellement d’images, détournant ainsi notre attention), sont ici un territoire de réflexion autant qu’un miroir. On peut voir notre reflet au travers du black-mirror du moniteur. On parcourt les décharges immenses d’objets électroniques dans Inner Feels : Everything Flows.
Les entités-œuvres que l’on croise dans l’exposition sont prises de soubresauts phatiques : ils imitent les mots vides de sens des humains, comme l’écran de veille qui nous interpelle par son « hey ! », ou comme les « allo ? » qui marquent chacune de nos communications téléphoniques, pour nous assurer que notre interlocuteur·ice est bel et bien là, à notre écoute. Les écrans s’agitent et frétillent, tentant de nous prouver malgré tout que leur existence n’est pas vaine, des fois que l’on aurait envie de les jeter. Leurs vibrations, leurs paroles, leur existence ténue nous hurlent qu’ils existent véritablement dans un autre mode d’existence que le nôtre. Nous voyons ces oubliés électroniques comme des rebuts, comme des éclats de matière brûlée, transformée, esthétiquement sacrifiée ; ils prient pour que nous leur accordions l’attention que nous n’avons plus l’habitude de donner en quantité suffisante. Leur faiblesse ontologique est à l’image de notre déstructuration critique.
Brainrot is the new cottagecore
« Lasagna or Doom-Level ? » Les images mémétiques persistent sur les montagnes violacées de l’univers d’Inner Feels : Everything Flows comme les plantes décharnées et invasives qui poussent sur le sol aride des décharges et des terrains vagues, vidés de toute substance par leur combustion et leur exploitation. Ce sont les seuls artefacts qui survivent et qui réussissent à se rebeller face à la vitesse à laquelle nous avons refaçonné notre mémoire et notre manière de voir les images. Le meme nostalgique agit comme une rébellion. Il est obligé de convoquer notre rapport au passé et de détruire le sens du présent pour pouvoir exister. Il n’a lieu d’être que s’il fluidifie ce que nous avons enterré pour le remettre au goût du jour. Le brainrot c’est le nouveau cottagecore, trend esthétique qui n’aura survécu sur les réseaux sociaux que seulement deux ans. Le pittoresque des cahutes et de la Comté du Seigneur des Anneaux supposé nous apaiser a été remplacé par des images toujours plus croppées, hachées, déstructurées et dont le seul point commun est que personne ne possède réellement la clef de leurs arcanes.
Un autre futur n’est pas possible
« What-if ? » La gravure qui orne le Laserdisc évoque le fait qu’une alternative est possible. Peut-être que l’humanité aurait pu emprunter un autre chemin à un autre moment. Mais la sauvegarde n’est pas possible, nous ne pouvons accéder à ce patrimoine mémoriel qui vit peut-être dans une autre réalité.
L’humanité est coincée sur son propre rail du trolley-problème le plus complexe qu’il soit : celui de la post-vérité.
A Crack in the Cosmic Egg IN STITCHES
The Hero’s Body, Revisited
by Tara Heffernan IN THE TERMITE COLONY
by Rex Butler
The Hero’s Body, Revisited
by Tara Heffernan
by Rex Butler